lundi 23 mai 2011

La Grande Eau.

Je vous présente la première nouvelle que j'ai fini depuis un bon moment. Elle date de décembre.

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La Grande Eau.

Il n’y a pas de miroir dans ma chambre. Et pour la première fois, je natte mes longs cheveux noirs toute seule. Je m’y reprends à plusieurs fois, mais à la fin, mes nattes sont d’égale épaisseur et je n’ai pas de petits cheveux qui s’en échappent. Je suis assez fière de moi. Je regarde comme je me suis arrangée, avec mon pantalon noir noué autour de la taille et ma tunique rouge qui m’arrive aux genoux. J’attache les liens de mes sandales autour de mes chevilles. Je suis prête.
Mon père ne m’a pas aidée. Il ne le peut pas. Ma mère vient de mourir, et papa semble se cogner aux murs comme s’il ne les voyait pas. Il s’appuie au chambranle des portes pour en éprouver la réalité. Papa s’étonne d’être encore en vie alors que la moitié de son existence s’en est allée. J’ai envie de pleurer, mais je ne le fais pas. Cela ne servirait à rien, cela ne l’aiderait pas. Alors je me tais, et je lui montre que je me suis préparée toute seule pour la première fois, même s’il ne le voit pas. Je lui tartine ensuite dans la cuisine une galette froide que je recouvre de prahoc, cette pâte de poisson séché que l’on mange dans toutes les maisons.
Plus tard dans la journée, les pieds dans la boue des berges de la Sangker, une rivière qui se jette dans le lac Tonlé Sap, je serre très fort la main de mon père, clignant des paupières. La fumée du bûcher funéraire m’assèche les yeux, l’intérieur du nez et de la bouche. Mais je me suis promis de ne pas pleurer. Il faut bien que quelqu’un tienne le coup. Mon père, Mantou, est voûté par l’accablement, et se tient à mon épaule tandis que je lui serre l’autre main. Comme si lâcher la main de mon père romprait le dernier contact qu’il a avec le monde des vivants. Je suis effrayée, attristée, mais je ne pleure pas. Il faut bien que quelqu’un tienne le coup.
Quand le soleil commence à se coucher, et qu’il ne reste plus rien de la belle Typha que des cendres fumantes, j’accompagne mon père près du bûcher funéraire. Et inlassablement, nous les prenons par poignées, les cendres, pour les placer dans autant de petits pots d’argile que nécessaire. Ces petits pots d’argile sont ensuite fermés par un capuchon surmonté d’une bougie, et déposés chacun sur une grande feuille de nénuphar parsemée de pétales de fleurs de toutes les couleurs. Et quand la nuit est tombée, mon père et moi allons tous deux rendre à la rivière les cendres de notre épouse et mère. Nous porterons le deuil pendant un an.

Les jours, les semaines, les saisons se suivent, mon père Mantou perd de son effarement et se réfugie dans le travail. Il n’arrête pas, du lever au coucher du soleil, et quelque soit le temps. Il ne prend aucun repos, toujours en action, à s’occuper des rizières, des vergers, de l’élevage. Il travaille tant et si bien que sa ferme s’agrandit, et que j’arrête l’école à dix ans. Je sais lire, écrire et compter, c’est bien suffisant, pense-t-il. Quand il est aux champs, je m’occupe de la maison, et je le rejoins dans la matinée. Parfois, je réussis à voler une heure ou deux pour flâner dans la ville, dormir un peu.
J’ai le souvenir de jours sans fin et d’un père absent. J’ai le souvenir d’une grande solitude et de paroles enfouies, de souffrances étouffées. Je n’ai personne à qui parler. Mon père ne supporterait pas que je lui dise que ma mère me manque, alors je me tais. A dix ans, je suis déjà une petite femme.
Nous n’avons plus rien à nous dire : nous connaissons chacun les tâches de l’autre, et chacun travaille de son côté. Nul besoin de paroles quand l’automatisme est là. Parfois, je crois qu’il se passe une journée entière sans que ni l’un ni l’autre ne prononce un mot. J’ai le souvenir d’années silencieuses, bercées par les chants des oiseaux dans le jardin, ou le bruit des plats dans la cuisine. Le son étouffé de ses pas le matin sur le plancher qui craque. Nous faisions comme si nous étions vivants.
Tout au long de ces années, nous changeons, tous deux. Mantou perd ses joues rondes et son ventre rebondi, dévoré par la souffrance et la fatigue. Et moi, je grandis. Ma taille s’affine, mes hanches s’élargissent, et ma poitrine tend désormais les tuniques que je porte. Je natte toujours mes cheveux, mais en une longue tresse que je laisse balancer contre mes reins.
Nous sommes d’un peuple qui sourit tout le temps, malgré les drames et les souffrances qu’il a traversés. Mais Mantou et moi ne savons plus sourire. Nos visages sont deux masques neutres, n’exprimant rien. L’émotion est pourtant là, enfouie, perdue, oubliée. Je ne bouge pas, je ne change pas. J’essaie de ne pas avoir de désir, parce qu’il y a mon père, qui fait toujours semblant d’être en vie. Le continuerait-il seulement en mon absence ? Et pourtant, je tremble d’envie. Je me sens prisonnière, bien que j’en ai décidé ainsi. Je suis là, et j’attends. J’attends que la vie cueille mon père et en attendant, j’envie la fille du voisin qui se rend toujours à l’école le matin, portant son uniforme noir et blanc, et ses deux cahiers sous le bras. J’envie les tuk tuk qui vendent leurs produits au porte à porte. Je suis pleine d’envies et d’impossibilité. D’immobilité.

Devenant femme, je me souviens de plus en plus souvent de ma mère, la belle Typha, emportée par une fièvre. Je me souviens de son sourire radieux, de la lumière qu’elle faisait entrer dans la maison dès qu’elle se levait, le matin, s’activait dans la cuisine et le jardin, des chansons qu’elle fredonnait pour se donner du coeur à l’ouvrage. Je me souviens de mon père comme attiré par sa flamme et sa voix, charmé par sa douce personne. Elle était notre soleil. Elle était la vie même, dans l’éclat de son rire, les comptines qu’elle me chantait, la main tendre qu’elle passait dans nos cheveux.
La maison était pleine de cages faites en bambou. Depuis que Typha avait trouvé un oisillon et s’était mis en tête de le nourrir, elle en avait construit une dizaine, et avait acheté des oiseaux chanteurs aux marchés aux bêtes, en ville. Ces oiseaux faisaient sa fierté, elle sifflait avec eux et les nourrissait de sa bouche, quand, sur son épaule, ils venaient lui picorer les lèvres.
Puis maman est tombée malade, et elle est morte en trois jours. Mon père ne supportait plus ces oiseaux qui chantaient alors que Typha n’était plus. Sombre et silencieux, il les a libérés l’un après l’autre, les chassant en agitant les bras, et a méticuleusement démonté chaque cage, pour les brûler. Après cela, la maison s’est vidée de sa vie, de sa lumière et ses chansons. Elle s’est emplie de silence qui pesait sur nos épaules. Et nous errions d’une pièce à l’autre, tels deux fantômes perdus dans un monde qui ne veut plus d’eux.

Un matin, mon père revient des champs, ce qu’il ne fait jamais. Son voisin, fermier aussi, ne veut plus se rendre au Tonlé Sap, où vit à la surface de l’eau tout un peuple. J’en ai entendu parler, de ceux qui vivent sur le lac. On dit qu’ils ne posent jamais un pied à terre. Et c’est vers ce lac que les petits pots d’argile contenant les cendres des morts dérivent, portés par le courant de la Sangker avec les grandes feuilles de nénuphar pour embarcation. On dit que le Tonlé Sap porte dans ses eaux les âmes de nos morts, celles qui ne trouvent pas le chemin. On dit aussi que le dragon, occupant le ciel au printemps, rejoint le fond de la mer en automne, dans la baie d’Ha Long. Il emplit de son poids l’océan qui envahit le lit du Mékong et inverse le cour de la rivière Tonlé Sap, qui alimente alors les eaux du lac qui se font grosses, prêtes à accueillir les pluies de la mousson.
C’est ainsi que tous les mois, j’accompagne mon père pour ce voyage de deux heures, de Bak Préa où nous habitons, au village flottant de Kampong Khleang. Nous nous levons à l’aube, nous emplissons les paniers de riz, d’oranges, de grenades provenant de notre ferme, et de viande séchée, de fèves, de légumes et fruits de chez notre voisin. Nous partons en char, tiré par nos deux boeufs pour un voyage monotone sur les chemins poussiéreux. C’est Mantou qui tient les rènes et mène les bêtes. Je me contente de m’assurer que rien ne tombe du char, et je regarde le chemin faire défiler le paysage sur les côtés, comme si tout cela était irréel.
Le chemin à la poussière qui colle aux roues du char. Des palmiers tendus vers le ciel, comme un affront. Plus loin, les forêts inondées, les arbres tors par le flux et le reflux des eaux boueuses, l’écorce polie par les caresses aqueuses. Kampong Phulk et son village sur pilotis, nous ne sommes plus très loin, longeant la mangrove au pas lent des boeufs.
Les premières fois où nous nous rendons au Tonlé Sap, Mantou me répète ce à quoi s’astreignait le voisin. Il ne faut pas regarder dans les yeux les autres, ceux qui vivent sur le lac, ils risquent d’emporter ton esprit. Il ne faut pas les toucher, notre chair pourrait pourrir ou devenir cendre, ou se couvrir d’écailles et puer comme le prahoc. Il ne faut pas leur parler plus que nécessaire. Il ne faut pas se mêler à eux. Ils sont maudits et vivent sur le lac des morts. Je hoche la tête à chaque fois qu’il me récite tout ce qu’il ne faut pas faire, tout en laissant mon regard dériver sur ce paysage que je vois sans le connaître.
C’est toujours le même rituel. Nous arrivons sur les berges de la Grande Eau, le nom que l’on donne au Tonlé Sap. Nous déchargeons les paniers au plus près du ponton. Puis nous récupérons des mains des autres leurs paniers pleins de poissons encore frétillants, de coquillages, et parfois de ces grands oiseaux qui nichent sur les langues de terre mouvantes. Ensuite nous leur tendons nos paniers plein de fruits, de légumes, de céréales, de viandes. Et nous repartons sans plus échanger de mots ni de regards.
Mon père est prudent, il ne touche jamais les mains des autres quand ils passent un panier. Les autres restent sur leur barque plate, accroupis, et mon père sur le ponton, penché vers eux. Mon père prend garde de ne jamais regarder les autres dans les yeux. Et je l’imite, parce que c’est ce qu’il me dit de faire. Toutes nos légendes nous font craindre ce lac et ses habitants, et les deux autres au visage sévère ne me donnent pas l’envie de les regarder. Même si je vois qu’ils ne sont pas de notre peuple : le teint plus pâle, les pommettes hautes et les joues creuses, les lèvres fines. Leurs traits sont taillés à la serpe, alors que les miens ne sont que rondeurs.

Mais un jour, mon père se blesse en portant des paniers sur le char, avant notre départ. Il se fait très mal au dos, et il y a encore les deux heures de route qui nous attendent. Je mène les bêtes pendant qu’il se cale comme il le peut sur le banc. Il ne peut même pas tourner la tête pour s’assurer que rien ne tombe sur la route. Je le rassure, m’occupe de tout. Je ne lui ai pas proposé de rester à la maison parce que je sais qu’il aurait refusé.
Quand nous arrivons aux abords des berges de la Grande Eau, la barque est déjà appontée, et les deux hommes patientent. Mon père essaie de m’aider à porter les paniers, mais le moindre mouvement le fait gémir. Il s’allonge alors bien à plat sur le banc du char. Et je commence à décharger les paniers. Au bout de quelques allers et retours, je suis en nage, et crie aux deux hommes de m’aider. Je ramène un autre panier et voit les deux hommes qui n’ont pas bougé. Avec humeur, parce que je porte un panier plus lourd que les autres, que je suis essoufflée et que ma tunique et mon pantalon me collent à la peau, je leur redemande s’ils peuvent m’aider. Mon père me hurle alors de me taire. Surprise, je lâche le panier plein de grenades. Celui-ci se renverse et les fruits se mettent à rouler. Je redresse le panier et ramasse à la hâte les fruits épars. Je cours ensuite vers une grenade qui roule sur la pente terreuse, jusqu’au ponton. Elle va tomber à l’eau, et le temps que j’arrive, le beau fruit rouge sang danse à la surface du lac. Je m’agenouille sur le ponton, tournant le dos à la barque et tends un bras leste dans l’eau pour attraper le fruit. J’entends une exclamation derrière moi et sens sur ma cheville une main qui m’enserre. Confuse, je me tourne et vois un des rameurs me tenir.
“Redressez-vous.”
Le fruit à la main, je dévisage le rameur. Je ne l’ai jamais vu. Il paraît jeune, mais ses larges épaules, son torse musclé et son ventre plat démente l’apparence de la jeunesse. C’est un homme qui est devant moi. Mais cet homme détourne son regard, et je sens qu’il a emporté une partie de moi dans sa mémoire. Il balaie la surface du lac, ses yeux se fixant sur chaque infime mouvement tracé sur cette eau calme et sombre. Il semble respirer avec difficulté, les narines frémissantes, les mâchoires serrées. Il pose des yeux durs sur moi et me dit d’une voix métallique :
“Ne touchez jamais à l’eau ! Maintenant, prenez ces paniers, donnez-nous les vôtres. Et partez.”
Je me relève, le rouge aux joues, emportant contre moi le fruit. Je continue mon ouvrage sans mot dire, mais à chaque échange de paniers, j’essaie d’attraper de mon regard le regard de l’homme qui m’a parlé. Mais celui-ci demeure fuyant et silencieux. J’ai néanmoins eu le temps d’imprimer dans mon esprit son corps élancé, la ligne de ses épaules, ses avant-bras veineux, et son visage, ses traits fins, ses pommettes hautes, ses lèvres fines, ses longs cheveux de jaie, ses yeux brillants de colère.
Le voyage du retour est long et silencieux. Mais sitôt arrivés à la maison, mon père explose et me tance. Il est hors de question de regarder, de toucher ceux qui vivent sur la Grande Eau. Ils sont maudits. Ce sont des personnes de basse extraction qui partent y vivre, et on ne les revoie jamais.

Je n’en ai toujours fait qu’à ma tête. Même si j’ai toujours obéi à Mantou, pour l’aider, pour qu’il n’ait pas à être responsable de moi alors qu’il avait déjà des difficultés à l’être pour lui. Chaque moment de solitude est une ouverture sur de la liberté. Je ne fais jamais rien d’extraordinaire : je m’échappe deux heures pour aller voir un film, visiter une amie, ou dormir plus tard.
Depuis l’épisode de la grenade, cet homme furieux ne quitte pas mes pensées. Je veux communiquer avec lui. Mais les fois suivantes, il n’est pas là. D’autres hommes viennent, à la mine discrète, qui ne cherchent pas à faire la conversation. Chaque fois, pourtant, je demande si le jeune homme qui m’a attrapé la cheville viendra une autre fois, mais je me heurte à un mur de silence, et Mantou me rappelle systématiquement à l’ordre, jusqu’à ce qu’il refuse que je décharge les paniers. Jusqu’à ce qu’il refuse que je l’accompagne.
Mais j’ai de la ressource, et si je ne peux plus aller à la Grande Eau avec mon père, et bien j’irai sans lui. Et si ceux qui vivent sur l’eau ne veulent pas me parler du jeune homme, et bien je trouverai un moyen d’entrer en contact avec lui. J’ai repensé aux petits pots cinéraires, et cela m’a donné l’idée d’utiliser des petites cages vides pour faire passer des messages, en passant par la Sangker. Ainsi, chaque semaine, je vole quelques heures d’une matinée et confectionne une cage avec des petites branches. Mes mains se souviennent des gestes qu’effectuait ma mère. Ainsi, dans ces petites cages de bois finement ouvragées et colorées par l’utilisation de différentes essences, j’introduis un fin rouleau de papier de bambou. Dans chacune de ces petites cages, des messages enflammés. L’homme en colère ne quitte plus mes pensées, tout comme les eaux menaçantes du lac maudit.

Jusque dans mes rêves, les eaux sombres et mouvantes du lac me poursuivent sans cesse. Parfois, une main jaillit près de la berge et me saisit la cheville pour me traîner dans l’eau et me noyer. Parfois, une vague m’emporte alors que je suis agenouillée sur le ponton, un panier de grenades bien rouges dans les mains. Je revoie aussi cet homme dont je ne connais pas le nom. Souvent, son visage est incomplet. Il lui manque les yeux, la peau venant couvrir des orbites vides comme si jamais il ne s’était trouvé quelque chose à cet endroit. Ou alors, c’est la bouche qui n’est plus, et dans ces cas-là, il me regarde avec une colère si grande que le simple fait de croiser son regard furieux me remplit d’un tel effroi que je me réveille, en sueur et désorientée, et ne peux plus me rendormir, sensible à chaque bruit de la maison silencieuse.
Je suis souvent les yeux dans le vague, arrêtée dans ce que je fais, comme si le temps avait suspendu son cours juste pour moi. Et peut-être mon père remarque mes bizzareries, et secoue-t-il la tête d’un air attristé. Mantou a longtemps cherché quelqu’un pour me remplacer, et lui prêter main forte tous les mois. Mais tous refusent : ils ont bien trop peur de se rendre si près du lac dont on dit qu’il abrite les âmes des morts, et où des feux étranges viennent parfois briller à la surface.
Une nuit, les souvenirs du lac et de cet homme que je n’ai pas revu se sont faits plus forts. Je me lève au coeur de la nuit, et me rends à pied sur les berges boueuses. J’y reste des heures, debout, immobile, dans la fraîcheur du matin, et parcours du regard les grandes étendues noires. Je me rends bien compte du silence étrange entourant le lac glacé. Autour de chez moi, la nuit, ce sont des concerts de chants d’insecte, de pépiements d’oiseaux dérangés dans leur sommeil, de bruissements de feuilles. Mais là, devant le lac, rien. Pas le moindre clapotis provoqué par la brise qui pourtant se lève. Alors, pour éprouver ce silence, je pousse un long cri. Qui m’entendra par ici, où personne ne passe ?
Je m’enveloppe de mes bras pour me réchauffer. J’ai l’impression de perdre l’esprit. Mantou m’a dit que les âmes des morts s’abritent dans les tréfonds du lac. Et si celle de maman s’y était réfugiée ? Je m’avance, à petits pas, jusqu’à ce que l’eau sombre vienne me lécher le bout des pieds. Je fais alors quelques pas de plus, frissonnant dans l’eau glacée. Je remarque quelques bouillonnements sans doute provoqués par une quelconque bête et m’en effraie. Et quand une chose nage vers moi, laissant un large sillage derrière elle, je sors précipitamment de l’eau, et trébuche pour atterrir sur les fesses. Je ramène près de moi mes jambes que l’eau effleure encore et regarde les mouvements de l’eau. Il y a comme un poisson qui vire à droite et à gauche, indécis. Mais je ne vois rien, rien que de l’eau boueuse et le tracé de l’hésitation de la bête.
Une lumière attire mon regard, dansante. Une silhouette semble porter une lampe. Je me relève, m’époussette et plisse les yeux. La lumière se déplace vers la droite et tangue. Je discerne une barque qui s’approche de moi, frêle esquif sur cette eau noire et maintenant calme. Les bouillonnements se sont arrêtés. J’attends, frissonnante, tandis que le ciel s’éclaircit et jette sur le lac la pâle lueur argentée du matin. Le rameur est debout sur l’avant de la barque, et la fait avancer avec un moulinet de sa jambe, entourée autour du manche de la rame. Je détaille chacun de ses mouvements, note le lac qui s’éclaircit, et ce silence, tellement épais qu’il me fait mal, comme exerçant une pression contre mes tempes. Les oiseaux devraient chanter, maintenant que le jour se lève. La rame devrait faire bruisser l’eau du lac. Mais il n’y a rien. Rien que ce silence assourdissant. Et ma petite silhouette tremblante, mes yeux fixés sur le rameur, tellement concentrée que j’en oublie de cligner. Des larmes envahissent mes yeux qui scillent, dansant dans mes orbites.
C’est le choc de la rame contre le ponton qui brise ce silence à couper au couteau. Je frissonne, ferme les yeux et prends une profonde inspiration. L’homme agrippe le bout de corde qui pend du ponton et le noue à un anneau situé sur l’avant de la barque. Je regarde cet homme qui me hante depuis des jours. Il a ce visage fermé, la bouche au pli coléreux, les yeux lançant des éclairs. Il serre ses mains autour du manche de la rame.
C’est moi qui romps le silence, hésitante, choisissant prudemment mes mots, la voix malhabile, comme enrouée.
“- Je… Je rêve du lac depuis des nuits et des nuits. Je ne pouvais pas rester chez moi. Je ne pouvais pas ne pas venir..
- Tu ne devrais pas être là. Va-t-en, et ne reviens jamais ici.
- Je ne peux pas partir… Mon père… Mon père dit que c’est un endroit maudit, que les âmes des morts dansent dans le fonds de ces eaux sombres…
- Va-t-en.”
L’homme se tient immobile, le visage dur. Si j’avais été plus proche, j’aurai craint de recevoir un coup tant sa colère est grande. Mais je ne bouge pas. Je ne bougerai pas.
“- Tu ne fais donc jamais ce que l’on te dit ? Ton père a raison. Cette eau est maudite. Echappe-toi tant qu’il est encore temps.”
Je serre mes mains froides et tremblantes contre moi et m’avance à petits pas sur les berges boueuses puis le ponton. Le jeune homme tremble d’une colère qu’il ne réfreine pas. Je sens cette colère bien plus dangereuse que les eaux sombres et mouvantes. Tout près de la barque, je lui tends la main.
“Si tu ne m’aides pas à monter, je risque de tomber à l’eau.”
Les mains étendues sur les côtés, pour m’assurer l’équilibre, je ferme les yeux et lance mon pied pour franchir en une grande enjambée l’espace séparant le ponton de la barque. Je sens contre ma poitrine un coup violent qui me coupe la respiration. De surprise, j’ouvre grand les yeux et vois l’homme tenir sa rame pour m’en asséner un autre coup. Me sentant perdre l’équilibre, je fais quelques moulinets des bras, ouvre encore plus grands les yeux et me sens tomber sur le côté. L’homme lâche une main de la rame et m’empoigne par la tunique avant de me jeter dans la barque qui tangue sous le choc. Je me protège le visage de mes mains, craignant un coup.
“ Maudite. Tu es maudite, maintenant… Tu as ce que tu voulais ? Tu ne peux plus retourner sur la terre. Tu es à nous, maintenant. A eux.”
Les mains toujours devant mon visage, je sens quelque chose se briser en moi. Peut-être le déferlement des larmes que je me suis interdit de verser à la mort de ma mère. Peut-être cette douleur que j’ai enfoui en moi pour soutenir celle de Mantou, qui en oubliait de respirer tant il souffrait. Je me recroqueville au fond de la barque, le dos contre le bois, et serre les dents. Je ne pleurerai pas. Les yeux fermés, les dents grinçantes, je m’efforce de respirer amplement, malgré le noeud à mon ventre, malgré la boule dans ma gorge. J’entends autour de moi l’homme s’agiter, défaire le lien nous retenant au ponton, et d’un coup sec éloigner la barque de la berge. Je me sens confuse, perdue. Je sens bien que cette traversée diffère de toutes les autres, et cette barque de tous les navires. La traversée me semble longue, je suis épuisée et me sens frigorifiée par les nuits sans sommeil.

La barque cogne sur un autre ponton, au bout d’une longue et monotone traversée, et j’enlève les mains de mon visage, ouvrant de grands yeux sur ce qui m’entoure. Le jeune homme accroche la barque par un lien au ponton de bois brun. Et descend. Il me tend le bras, alors que je suis toujours recroquevillée dans le fond. Je me lève, et l’homme m’attrape sans douceur, serrant fort sa main, pour me lâcher si brusquement sur le ponton que j’en titube.
“Bienvenue dans ta dernière demeure”, me souffle-t-il en me tournant le dos, marchant d’un pas furieux.
Je me frotte les mains contre le visage. Je regarde la cité lacustre. Des maisons en bois, construites sur pilotis. L’eau du lac autour d’elles. Quelques plantes aquatiques. Du marron et du vert. Et le ciel gris, au-dessus, annonciateur des pluies diluviennes de la mousson. Des gens sortent des maisons les plus proches, me regardant, moi, qui ne sais pas où aller, immobile sur le ponton. Ils portent tous des vêtements bruns ou vert sombre, comme s’ils souhaitaient se fondre dans le paysage. Une femme s’approche de moi, toute petite et le visage buriné par le soleil. Elle ouvre grand ses bras et m’y accueille.
“Bienvenue sur la Grande Eau, mon enfant. Suis-moi, je vais te faire faire le tour de la cité.”
Toujours dans les bras de la femme, je suis des yeux la silhouette de l’homme qui s’efface derrière une maison, les poings serrés contre les cuisses. Je regarde la femme qui me tient, lui trouve une certaine ressemblance avec ma mère, ce qui a pour effet de me donner un grand coup dans le coeur, comme s’il avait oublié de battre un instant.
“Je m’appelle Hayado. Je suis née dans ce village. Maintenant, suis-moi. Tu vas visiter l’île, je vais te présenter les habitants. Comme Gulo t’a amenée ici, tu vivras avec lui.”
Je sens dans mon coeur cet autre grand coup et sens mes lèvres trembler, et comme quelque chose se déverser de moi. Je serre les lèvres, les poings et respire. Respire. Je ne craquerai pas.

Il y a trois sortes d’habitations. Des maisons de bois, des maisons bateaux et des abris bateaux. Les maisons de bois, construites sur pilotis, se ressemblent toutes, et seul l’aménagement des terrasses les différencient. Elles ont un toit plat qui semble vert de mousse. Je souris en voyant un chat se prélasser au soleil sur l’une des terrasses, ou un échassier étendre ses ailes pour les sécher. Hayado me montre les maisons bateaux, qui sont construites sur des barques plates et très grandes. Elles ont, elles, un tout petit pont où il n’y a guère plus de place que pour un seuil. Ces maisons bateaux me font rêver. Les habitants pouvent sans doute voyager, voir la mer. Enfin, il y a les abris bateaux. Ce sont les mêmes barques à fond plat où est construit un tunnel reliant les deux bords de la barque, et permettant à plusieurs personnes d’y dormir, ou de s’y tenir assis.
Du marron, du vert et du gris. Gris du ciel tempétueux, vert des plantes et marron des eaux qui cachent ce qu’elles renferment. Mes yeux sautent d’un point de couleur à un autre : des fenêtres et volets bleus sur une maison, un oeil jaune peint à la proue d’une barque, une femme portant une tunique mauve, un oiseau d’un blanc éclatant. Hayado me parle, parle, parle… Mais je n’entends plus rien. Plus de chant d’oiseaux, plus de clapotis, plus de vent jouant avec les roseaux, plus rien que ce silence qui se fait autour de moi quand le temps semble s’arrêter. D’une démarche mal assurée, je m’avance vers chez Gulo, parce que c’est ainsi qu’il s’appelle. Il vit dans un abri bateau. La couleur rouge de la bouche aux dents acérés dessinée à la proue de la barque. Gulo, accroupi, affairé dans son abri tunnel. Hayado et lui échangent quelques paroles, mais Gulo continue de m’ignorer. Il ne me jette pas un regard, semble répondre d’un ton sec à Hayado qui elle conserve son sourire amène sur les lèvres, patiente. Elle semble connaître l’homme sur le bout des doigts.
“Elle vient vivre avec moi d’accord. C’est parce que c’est les règles du village. C’est parce que je n’ai pas le choix.”
Les dernières paroles de Gulo viennent briser le silence qui s’était fait autour de moi, et je sens quelque chose se déverser de nouveau de mon corps. Avec une vigueur nouvelle. Je ferme les yeux, respire. Mes lèvres tremblent. Je tente de faire refluer ce qui s’écoule, grossit en moi, et va sûrement me laisser complètement vide si je ne fais rien. Je ne craquerai pas. Mais je me sens fissurer de partout. La boule dans ma gorge s’est disloquée, me blessant comme des tessons de bouteille. Le noeud dans mon ventre n’en finit pas de remuer, remuer, peut-être pour tenter de se démêler, mais sans autre succès que celui d’en faire une pelote de corde rêche qui s’effritte en se frottant. Je sens un son étranglé franchir mes lèvres, ma vue se brouille. Je reviens soudain à moi, sens cette douleur immense dont je ne sais que faire, et une idée me vient à l’esprit, évidente. Je suis bien sur le lac des morts, où reposent les âmes des défunts, et l’âme de Typha la belle, ma mère adorée. Je pivote, aveugle à toutes les personnes qui me regardent, debout sur les terrasses, accroupis dans les abris bateaux, assis sur des souches dans les chemins de terre. Et je cours, cours aussi vite que je le peux, parce que je suis en train de me défaire, et si je ne me dépêche pas, je ne serai plus que poussières, cendres, et petits cailloux aux angles vifs. Je traverse le village en courant. Se déverse de ma bouche une douleur étranglée. J’ai si peu de temps. J’arrive sur le ponton où j’ai abordé l’île, le franchis en quelques enjambées et saute, éperdue, dans les eaux sombres. Je n’ai plus qu’une pensée en tête. Retrouver Typha.

Je sens l’eau boueuse m’engloutir. Je ne vois pas mes mains quand je tends les bras. Je suis dans un univers marron. De la boue, de la vase et de l’eau. Et ce silence, comme si le temps s’arrêtait encore juste pour moi, comme si le monde entier se penchait sur mes derniers instants. Je me laisse aller, couler au fond de l’eau comme un pantin, les bras ouverts, ma tunique dessinant un parachute autour de moi. Plus je m’enfonce dans le lac, et plus l’eau est claire, mais je ne me rends pas compte de cette étrangeté. Je peux voir mes mains, à présent. J’agite les doigts comme pour mieux toucher cette eau qui s’éclaircit à mesure qu’elle se rafraîchit. Je perçois un mouvement sur ma droite, un éclair d’écailles vertes, des pattes palmées et griffues, des yeux aux pupilles fendues, une gueule ouverte sur des crocs acérés. Cette vision d’horreur m’arrache un hoquet de terreur et je sens mes poumons s’emplir de cette eau claire. Le crocodile s’approche de moi. Mais ce n’est pas un crocodile. C’est autre chose. Tandis que je me noie, essaie de tousser et de trouver de l’air, je le regarde. Dans mes yeux, un appel au secours. La créature tend une main – parce que c’est une main – vers moi et la referme à mon alentour. Je me retrouve fermement calée contre la créature et celle-ci remonte vers l’eau boueuse. Je suis en train de sombrer dans l’inconscience quand je me sens passer dans d’autres bras, et aperçois le visage de Gulo qui n’est plus fureur, qui n’est pas effroi, mais quelque chose comme du respect adressé quelque part au-dessus de mon épaule.

J’ai mal partout. J’ai mal dans ma poitrine. Mes poumons n’en finissent plus de se vider de l’eau boueuse. Je vomis, déverse cette eau et cette douleur, tousse, crache, les joues rouges, le ventre tordu. Quand l’air entre dans ma poitrine, il la brûle. Quelque me frappe du plat de la main entre les omoplates. D’un geste du bras, je le repousse. Je m’agenouille, les mains à plat sur le sol, respirant, respirant. Cela fait du bien et du mal. J’ai une respiration sifflante. L’inspiration suivante me fait recracher les dernières goulées d’eau boueuse et je m’affaisse sur le flanc, épuisée, vaincue. Je cligne des yeux, eux aussi déversent de l’eau, mais de l’eau claire, salée, chaude, et je sens mon corps secoué par cette eau qui emmène les dernières traces de boue, celles qui étaient terrées en moi depuis tant d’années. Gulo, le visage neutre, la bouche toute petite et les yeux immenses, s’allonge sur le flanc face à moi. Il vient se coller contre mon corps tremblant et me prend dans ses bras, une main caressant mes cheveux.
“Nos maisons et nos bateaux sont nos domaines. La Grande Eau est le leur. On vit ici simplement parce qu’ils nous le permettent. Bolong t’a fait un beau cadeau car il aurait pu t’emporter pour faire de toi une des leurs. Il soupire. Parce que je t’ai amenée ici, je m’occuperai de toi. Parce que j’en fais le choix, maintenant. Moi aussi, j’ai de la boue en moi qui ne veut pas sortir.”

Quand Gulo se relève, et me prend dans ses bras, je peux voir réunis autour de nous les personnes qui avant se tenaient sur leurs terrasses, leurs bateaux ou sur le bord des chemins de terre. Je sens des mains caresser mon visage, passer dans mon dos, alors que Gulo fend la foule. Je vois des sourires sur des visages, des hochements de salutation, des gestes de la main. Tous disent, montrent, que je suis la bienvenue, que je suis des leurs. Je ferme les yeux, un sourire s’épanouissant sur mes lèvres tandis que je me sens tanguer par la démarche souple de Gulo. Il n’y a plus de silence. Il y a le clapotis des vaguelettes de la Grande Eau venant mourir sur le bois des bateaux, des pontons. Il y a le grincement des mâts, le tintement des cordes contre les flancs des bateaux. Il y a les murmures de ceux qui vivent sur le lac, le bruissement de leurs vêtements tandis qu’ils marchent, le son étouffé de leurs pas sur le chemin de terre et de poussière. Il y a le battement d’ailes amples des oiseaux qui s’étirent sous un rayon de soleil. Il y a le vent qui joue avec mes cheveux et me chuchote des secrets à l’oreille.
Je rouvre les yeux quand Gulo arrête de marcher. Nous sommes arrivés devant l’abri bateau sur le côté duquel est accrochée une grande cage de bambou contenant un arrenga siffleur, ce beau passereau à la robe noire bleutée. Derrière nous, des dizaines d’habitants m’adressent un dernier regard avant de repartir vers leurs occupations. Des filets de pêche à remonter, du linge à tendre, des galettes à cuire, des enfants à bercer. Gulo me pose sur le sol, délicatement. Il passe devant moi pour entrer sous l’abri. Je le suis, et m’étends sur la couche qu’il me montre. Accrochées à l’avant du bateau, découvertes par le rideau de bambou remonté et tenu par de la corde, une guirlande de petites cages délicatement ouvragées et colorées, contenant chacune un petit rouleau de papier de bambou, et s’entrechoquant l’une contre l’autre dans un son doux. 

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